Le Faust moderne

Prologue

Nous sommes dans " une caverne fort obscure" où "le vieil alchimiste est assis".

Le dégoût m'envahit de toutes mes richesses.
Au peuple meurt-de-faim j'en ferais des largesses,
Si ce n'était mon coeur furieux et blessé,
Qui souffre, et saigne encor de l'outrage passé.
Que de fois, ce maudit souvenir qui m'enivre,
L'ai-je évoqué de l'ombre et l'ai-je fait revivre!
Je me revois paré de ma jeunesse, ainsi
Que d'un royal manteau de pourpre : à la merci
De mes ambitions ardentes, sur la houle
De la mer populaire en frémissant je roule,
Et je bondis parfois, sur ses flots soulevés,
Jusqu'à toucher du front le ciel que j'ai rêvé.
Mais la fortune enfin de mes désirs se joue,
Et la marée un soir me rejette ; j'échoue,
Et sur le sable nu d'un rivage de deuil
Je reste solitaire et dévoré d'orgueil.
J'avais conçu la lutte et les grandes colères,
L'antique Rome avec les faisceaux consulaires,
La foule qui s'agite ainsi qu'un champ de blé,
Et ma voix s'élevant jusqu'au ciel étoilé !
Et rien. C'est vainement qu'aux nuits où je médite
J'approfondis encor ma science maudite ;
Et j'ai beau, roi que sert un peuple de désirs,
Changer l'argile en or, en perles, en saphirs,
Faire de la matière un bizarre Protée
Et plier à mes lois la nature domptée,
C'est l'homme qu'à mes pieds je voulais abaisser !
Je rêvais l'action : je suis fait pour penser.

Maurice Bouchor
Le Faust moderne
1878



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