Les Chansons joyeuses

Un hymne en l'honneur de Maitre François

Par Rabelais, mon grand ancêtre,
Je veux qu'on m'envoie à Bicêtre
Si homards cuits et cardinaux
Près de nous ne se montrent blêmes,
Et si nos ventres pour emblêmes
Ont autre chose que tonneaux.

Le rire est le propre de l'homme,
S'écriait-il. Et qu'est-ce, en somme,
Que la vie? Un peu moins que rien,
L'ombre fugitive d'un rêve;
C'est un ballon gonflé qui crève
En plein essor aérien.

Bien qu'elle nous semble si chère,
C'est une vanité légère.
Et je dirais douloir? Merci!
Voici bien toute ma pensée:
C'est le fait d'une âme insensée,
Pour si peu prendre grand souci.

A boire! à boire! et qu'on verse
Le joyeux vin qui se disperse
Dans tout mon corps plein de frissons,
Par qui mon sang bout et s'allume
Et qui me jette sur ma plume
Pour écrire mille chansons.

O vieux vin, que je te révère!
Je tiens l'oubli dans mon grand verre,
Et d'un coup je le veux vider.
Je veux, couronner de verveines,
Le sentir glisser dans mes veines,
Me pénétrer et m'inonder.

Sur le parquet jonché de roses,
Je veux, affanchi des névroses
Qui me serraient hier le front,
Me coucher tout au long pour boire;
Et la tristesse de l'humeur noire
Dans ma bouteille se noîront.

Je suis chargé de mainte faute;
Mon corps diabolique est l'hôte
D'un tas de vices peu chrétiens;
Mais, quand j'ai bu, je sens mon âme
Doucement se fondre à la flamme
De nos familiers entretiens.

Alors je trouve toute chose
Adorable. Je ris sans cause;
Et - toi qui m'entends, tu riras! -
J'ai des tendresses si profondes
Que je voudrais presser les mondes
Dans l'étreinte de mes deux bras.

Ah! quand j'ai bu, plus que superbe!
Je ne foulerais un brin d'herbe
Sans lui demander pardon;
Toute haine, tout noir délire
S'évanouit dans le grand rire
Du joyeux curé de Meudon.

Maurice Bouchor
Les Chansons joyeuses
1874



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