L'assassinat du Pont-Rouge

III.
Sur la mort d'un agent de change

Max Destroy a des aspirations littéraires, mais vit pauvrement d'une place de violoniste dans un théâtre. Il a comme voisine une femme belle, dont le mari a été il y quelques mois retrouvé noyé. Elle vit maigrement, avec sa mère, de leçons de piano. Barbara met ici en scène sa passion et celle de ses amis de la bohème pour Beethoven, alors très peu goûté en France.

Mme Thillard s'assit au piano et Max accorda son violon; ils jouèrent une des grandes sonates de Beethoven pour ces deux instruments. Destroy avait une manière large et une vigueur qui naturellement nuisait beaucoup au fini de son exécution. Mais il avait un mérite rare : celui de sentir et de s'identifier à ce point avec son violon, qu'il semblait que l'instrument fit partie intégrante de lui-même. Bien que la façon tout exceptionnelle dont il interpréta l'andante manquât de ces tatillonnages prémédités qui mettent l'instrumentiste au niveau d'un bateleur de haut goût, il n'en fit pas moins sur Mme Thillard la plus vive impression.

« Quelle magnifique chose! » s'écria-t-elle avec enthousiasme.

L'âme de Max débordait de rêveries.

« Oui, fit-il à mi-voix, cet homme est le vrai poète de notre époque. On jurerait qu'il a prévu nos déchirements et composé en vue de nos misères. J'imagine que, dans le principe, à côté du calme et profond Haydn, il devait paraître singulièrement turbulent et ténébreux. Ses oeuvres sont aujourd'hui une source inépuisable de consolations à la hauteur des calamités qui pèsent sur nous. Heureux qui les admirent autrement que sur parole! Il l'a dit lui-même : « Celui qui sentira pleinement ma musique sera à tout jamais délivré des misères que les autres traînent après eux. »

Etc.

Charles Barbara
L'assassinat du Pont-Rouge
1858



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