A la façon de Barbari

Comment Flochs devint

un vrai peintre de Marine

Comme peintre, Flochs n'avait guère plus de talent qu'une limande, et, comme homme d'esprit, il eût été incapable de tenir tête à un cochon d'Inde; mais il avait des cravates si fastueuses, des pardessus d'un si spécial mastic et d'un noisette si délirant, qu'à la fin nous l'avions admis dans notre clan.

Il avait une jolie tête d'Italien nostalgique — de plus, il se faisait casser le col à Londres. Je ne veux pas dire qu'il traversait la Manche dans l'unique but de se faire triturer la figure par les blafardes fripouilles de White-Chapel, — mais qu'il poussait l'amour de l'esthétique jusqu'à faire calendrer et ployer dans Ludgate-Hill ses faux-cols ouvrés rue de la Paix.

C'était un vrai dude, comme disent les riverains de l'Hudson, c'est-à-dire un paletot avec rien dedans.

Sa manière était un peu lourde, je vous l'accorde; son dessin était défectueux, c'est possible, et je ne nierai pas qu'il composait comme une brute; mais, vraiment, on ne saurait lui refuser une chose: ses natures étaient bien mortes, — définitivement mortes.

Il possédait le sentiment du décédé à un si vertigineux degré qu'il faisait mort-né.

Quand il exécutait le portrait d'un oeuf sur le plat, on ne songeait pas à l'enfance de cet oeuf — pas plus qu'à l'imminent petit poulet renfermé dans ses flancs. De même, lorsqu'il peignait un lièvre accroché, il était impossible de rêver aux temps bénis où ce doux rongeur avait couru comme vous et moi parmi les betteraves. On se figurait que l'animal était venu au monde comme cela, les yeux troubles, la tête en bas, suspendu à une patère.

C'est grâce à ces aptitudes exceptionnelles que Flochs fut un jour nommé peintre du ministère de la marine, — métier plein de charmes, qui n'oblige son homme qu'à prendre, de loin en loin, quelques petits croquis de warfs en de vagues madagascars.

Etc.

George Auriol
A la façon de Barbari
1899



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