L'Illustre Maurin

Chapitre XV

Le fils de Maurin, un mauvais sujet, a rejoint une bande de contrebandiers de tabac. Décidé à l'en faire sortir, Maurin parle avec Lagarrigue, le chef de la bande, un ancien piégeur qui vit dans une vieille roulotte de boumians (bohémiens), entre la mer et les marais de l'estuaire de l’Argens, dans la plaine de Fréjus.

...

Ils avaient dîné. Assis sur un escabeau boiteux, frère de celui sur lequel trônait Lagarrigue, Maurin disait :

« Écoute, le métier que tu as choisi, je dois l’ignorer. Ce que je ferai dire au préfet, c’est qu’il ne faut pas mécontenter les boumians, pour ne pas attirer un malheur qu’ils feraient à coup sûr. Ça, je comprends que je peux le dire, mais je n’en dirai pas davantage.
— Ça suffit bien, dit Lagarrigue. Tu ne t’avanceras que dans la vérité.
— Mais après ça, je te conseille de changer de métier, mon pauvre Lagarrigue, dès que tu pourras.
— Et me nommeras-tu préfet? Que veux-tu que je fasse, Maurin, de ma vieille vie, de mes vieux os?
— Si tu es infirme, il y a des hospices. »

Lagarrigue se leva, et sur un ton de fierté inexprimable :

« Me prends-tu pour un mendiant? coquin de bon sort! il faut que tu sois toi, Maurin, pour que, celle-là, je te la pardonne. J’aimerais mieux pourrir dans les siagnes du marais comme un canard blessé, pechère! et que le soleil et l’eau salée me rouiguent (rongent) les chairs jusqu’aux os – comme ils ont fait à cette carcasse de héron que j’ai par là.
— Je n’ai pas voulu t’offenser, répliqua Maurin, mais là où je dis, avec la permission des maires et des préfets, tu pourrais mourir plus tranquille.
— La tranquillité m’embête! s’écria Lagarrigue. Je suis trop vieux, inquiet comme j’ai été toute la vie, pour l’aimer, la tranquillité. Je n’aimerai que la dernière; celle-là, oui, je l’aimerai. À l’hospice du vrai bon Dieu, qui est la terre — là, oui, je dormirai! — ou bien par là-bas, un peu loin… »

Il regardait, dans le cadre de la lucarne, la mer sombre qui, sous les nuages, grondait, et il acheva : « Sous l’eau profonde… comme un qui a navigué.

Etc.



Chapitre XLIV


Lagarrigue et Maurin se sont associés pour braconner, au profit de la collection d'un prince russe, les “bêtes puantes”, c'est à dire les fouines, martres, belettes... Ils sont en chasse...

...

« Sacrebleu! disait Maurin à Lagarrigue, tandis qu’ils étaient en route pour leur expédition, il faut qu’il y ait ici quelque charogne; ça sent bougrement mal! »

Et ils cheminaient.

Un peu plus loin:

« Sacrebleu! dit Maurin, ça sent toujours plus mal. »

Lagarrigue ne répondait pas. Ils cheminèrent encore un peu de temps et Maurin répéta:

« Quelle mauvaise odeur! c’est drôle!… Elle est donc partout! On dirait qu’elle nous suit? »

Alors, Lagarrigue, très simplement,

« C’est moi, dit-il.
— Comment! quoi? qué mi dies?
— C’est moi qui sens mal.
— Coquin de sort! mon homme! c’est toi qui pues de la sorte?
— Oui, expliqua Lagarrigue. Tu vas comprendre c’est un mal pour un bien!… Il faut sentir comme ça, d’après moi, si l’on veut attraper les animaux puants. Pour leur pas faire peur, le mieux est de puer comme eux.
— Et comment t’y prends-tu?
— J’ai de vieilles pommades que je me suis fabriquées autrefois avec de la graisse de toutes ces sortes de vilaines bêtes; et, selon la chasse que je veux faire, je me graisse la veille, m’étant mis tout nu, tantôt avec de la fouine, tantôt avec de la martre. Mon carnier, je le graisse de même et aussi mon fusil; enfin je sens mal de partout. Ça fait que les bêtes puantes ne se méfient pas de moi. Ne te plains donc pas de mon odeur. C’est à elle que ton prince russe devra sa collection. La caque sent le hareng, pardi! et le pêcheur de morue sent la saumure.

« Pour aujourd’hui… j’ai mis de la belette!
— J’aurais cru, dit Maurin, que c’était du blaireau pourri.
— C’est, dit Lagarrigue sans humilité, c’est de la belette un peu rance.

Etc.

Jean Aicard
L'Illustre Maurin
1908



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